Capucine a réalisé son mémoire de licence sur le thème de la mémoire olfactive. Si je ne me suis pas insinuée dans son travail pour ne pas l'influencer, j'ai trouvé intéressant de vous faire partager son travail. La mémoire olfactive est un devoir universitaire fouillé que je vous laisse apprécier.
Enquête ethnographique « La mémoire olfactive »
Il m’a semblé intéressant de vous retranscrire une partie du travail de Capucine, ma fille qui a réalisé un dossier d’enquête ethnographique universitaire dans le cadre de ses études pour l’obtention de sa licence de sociologie. Le sujet en était « la mémoire olfactive », sujet qu’elle a donc approfondi dans les lignes ci-dessous.
Elle y fait le lien entre la parfumerie, la sommellerie ou l’œnologie et la gastronomie qui mettent en éveil les mêmes ressorts mentaux. On y découvre comment les odeurs ont un pouvoir aussi influent sur nos mémoires. Elle appuie sont travail sur les témoignages d’une parfumeuse et d’une œnologue, à travers un entretien qu’elle a élaboré.
"Mon sujet porte sur la mémoire olfactive"
La mémoire olfactive est une mémoire sensitive (liée aux sens), tout comme le sont également les mémoires visuelle ou auditive. La particularité de cette mémoire est qu’elle est déclenchée par les odeurs. Pour notre cerveau, l’odorat est une fenêtre ouverte sur le monde qui nous entoure. Notre mémoire olfactive est la plus ancienne et la plus directement liée à nos émotions. Les autres systèmes sensoriels comme celui de la vue ou de l’ouïe disposent de connexions moins directes, le circuit neuronal est plus long et les stimulations sont moins émouvantes.
Je voudrais expliquer brièvement le choix de mon sujet ainsi que mes terrains d’enquêtes. Mon sujet porte sur un type de mémoire, son rapport avec le thème de départ est donc physiologique, cependant l’objet de mon travail portera plus précisément sur l’évolution de nos perceptions, interprétation olfactive et sur le lien entre odeurs et rapports sociaux. L’idée est ici de rendre compte de la dimension sociale des odeurs. Ces dernières et leur interprétation seront appréhendées comme un « construit social » relatif à une culture et à une histoire.
Effectivement, au fil du temps, nos perceptions évoluent. Dans son ouvrage "La Critique de la Faculté de Juger", datant de 1790, Kant pense le sens du goût et de l’odorat comme des sens ignobles, comme des pratiques utilitaires mais pas esthétiques. Ce sont des goûts simples qui seraient ceux de gens simples et sans profondeur (le frivole, le séducteur, l’enfantin, le tape à l’œil, etc). Aujourd’hui, développer ces sens au travers de la parfumerie, de l’œnologie, de la sommellerie ou encore de la gastronomie est perçu comme un véritable savoir-faire à part entière, voire comme un art.
La conceptualisation – La physiologie
Ici, nous tenterons de répondre à la problématique suivante : Dans quelles mesures peut-on déterminer socialement un individu en interprétant simplement son odeur ? Pour répondre à cette problématique, nous nous baserons sur des références bibliographiques ainsi que sur deux entretiens. La réflexion épistémologique du premier semestre (la taxidermie) ne me permet pas de faire le lien avec le choix du terrain de cette nouvelle enquête. J’aimerai alors ici justifier la pertinence de mon sujet d’enquête en présentant le lien physiologique entre l’odeur et la mémoire. Le livre sur lequel je me suis appuyée a été écrit par Jean-Claude Ellena et Jeremy Perrodeau et s’intitule « Le grand livre du parfum. Pour une culture olfactive », il a été publié dans Nez Culture en 2018.
Concrètement, la première étape de notre relation aux odeurs est l’inspiration. Des centaines de molécules odorantes entrent dans notre nez et cheminent jusqu’au fond de nos cavités nasales, où se trouve nos détecteurs d’odeurs. Plusieurs millions de neurones olfactifs présents au fond de notre nez produisent au contact de l’air des récepteurs de molécules. Il existe des centaines de types de récepteurs différents et leur fonctionnement est un petit peu complexe, je ne préfère donc pas entrer dans le détail. Toutefois, une fois les molécules odorantes captées et détectées dans notre nez, les neurones olfactifs envoient un signal vers le cerveau. C’est ensuite le bulbe olfactif qui prendra le relais de la représentation des odeurs. Cet organe du cerveau, composé de neurones, aura pour rôle de lire l’information provenant des neurones olfactifs pour les envoyer à son tour aux différentes parties du cerveau impliquées dans la réception sensorielle, la mémoire et les émotions. Pour finir, ces structures projettent l’information au cortex orbitofrontal où sera réalisée la perception consciente de l’odeur. Pour comprendre le lien entre une odeur et sa perception et entre un souvenir et une émotion, il faut s’attarder sur la structure cérébrale du système olfactif. Si une odeur peut faire surgir un souvenir c’est en raison d’un lien très fort entre le bulbe olfactif évoqué précédemment et l’hippocampe. L’hippocampe est la partie du cerveau capable de nous remémorer des événements plus ou moins anciens, c’est une véritable bibliothèque de souvenirs qui utilise tous nos sens. L’odorat est donc capable de déclencher, consciemment ou non, un souvenir.
Notre système olfactif nous permet également de comparer toutes les odeurs rencontrées au quotidien à celles que nous avons emmagasiné dans notre mémoire. Ce système olfactif était à l’origine conçu pour répondre à des besoins vitaux : les odeurs servaient par exemple à détecter le caractère avarié d’une pièce de viande. L’expérience olfactive est marquée par un déficit de langage et de conceptualisation : les odeurs sont difficiles à décrire ou à classer. Cela est d’autant plus vrai pour celles qui ne permettent pas une identification immédiate en référence à une cause. Cependant, notre capacité de mémorisation et de reconnaissance des odeurs est si grande que notre certitude quant à leur identification peut s’avérer très fiable, sans pour autant que nous disposions d’arguments pour la justifier. L’odorat évoque alors une connaissance intuitive c’est ce que sous-entend l’expression « avoir du nez ». On peut également mesurer quelque chose « à vue de nez », rapidement, sans trop d’exactitude mais en affirmant cependant ne pas être si loin de réalité que ça. Finalement, on dit de celui « qui a du flair » qu’il parvient à déceler ce que les autres s’évertuent à cacher. D’après l’ethnologue Joël Candau la mémoire olfactive à au moins trois particularité : elle est durable et résistante, son codage verbal est médiocre et elle enregistre en même temps que l’odeur tout son contexte sensoriel et émotionnel ce qui explique que les odeurs aient un très fort pouvoir d’évocation
La contextualisation
Dans le but de compléter mes nouveaux apports bibliographiques j’ai décidé de réaliser deux entretiens sociologiques. Le premier d’entre eux a été réalisé auprès de Maria (prénom anonymisé), créatrice de parfum âgée de 44 ans, Française, installée à Bruxelles en Belgique. Maria est détentrice d’un double master… Elle a été formée au métier de parfumeur pendant 2 ans et exerce maintenant depuis 4 ans. Maria est une femme faisant partie de l’entourage professionnel de mes parents, j’ai donc pu la contacter aisément. L’entretien a été réalisé en visio-conférence. Le second entretien a été réalisé auprès de Laurence (prénom anonymisé), sommelière de profession. Elle a 51 ans et est détentrice d’un diplôme universitaire. Pour exercer en tant que sommelière elle a tout d’abord fait des études de restauration et à ensuite suivi une formation supplémentaire en sommellerie. Elle a ouvert son restaurant en 1997 à St-Herblain en Loire Atlantique avec son mari où elle exerce depuis 24 ans le métier de sommelière… Nous avons fixé un rendez-vous au sein de son restaurant.
Le parfum ne se réduit pas à vouloir sentir bon
Ces entretiens m’ont apportés un point de vue et un ressenti davantage personnel (plutôt que scientifique) à mon enquête. De plus, ils m’ont permis de confirmer mes apports bibliographiques. D’après moi, l’odeur et plus spécifiquement le parfum est un objet d’étude pertinent. C’est un objet de culture qui dépasse largement son utilité première : sentir bon. En effet, il peut être utile, art ou encore outil de mémoire. Les odeurs sont capables de nous renvoyer à nos souvenirs d'enfance, de nous remémorer une personne, un moment ou un événement particulier. A mon sens, la sommellerie est un objet d’étude pertinent sur un sujet tel que celui de la mémoire. Effectivement, cette pratique participe à la pérennisation d’un savoir, à la conservation d’un patrimoine dans le sens où les sommeliers sont capables de reconnaître, à l’odeur, les terroirs, les cépages et la provenance d’un vin en général. Comme nous le verrons ultérieurement, ce métier entretient des rapports très étroits avec la mémoire.
En abordant le sujet d’un point de vue socio-historique, mes références bibliographiques rendent compte de l’impact des odeurs sur nos interactions et nos représentations sociales. Mes matériaux ethnographiques vérifient les hypothèses qui suivent. Premièrement, je pense que les odeurs peuvent être de véritables marqueurs identitaires et déterminer la place d’un individu dans la structure sociale. En effet, l’odeur d’un individu est un savant mélange entre sa génétique, son régime alimentaire, l’environnement dans lequel il vit, les bactéries contenues dans son corps ainsi que la cosmétique, les savons et les parfums qu’il utilise. En partant du principe selon lequel chaque individu possède une odeur corporelle bien spécifique, cette dernière fait partie à part entière de notre identité tout comme le serait notre empreinte digitale.
A ce sujet, l’odorologie, pratique utilisée depuis 2003 par la police scientifique pour déterminer la présence d’un individu sur les lieux d’un crime repose justement sur cette hypothèse selon laquelle chaque être humain posséderait une odeur qui lui est propre. Ces experts sont ensuite en mesure de conserver ces odeurs afin de les faire correspondre avec celles de d’autres scènes de crime et d’éventuellement reconnaître un criminel grâce à la conservation de son odeur. Cette détermination sociale de l’odeur dépendrait de notre rapport aux odeurs. Je pense que ce dernier est en perpétuelle évolution et qu’il dépend avant tout d’un contexte historique et culturel. D’ailleurs, je pense que nous pouvons dire que si le travail d’un sommelier consiste en partie à mémoriser les terroirs, les cépages, les provenances d’un vin (la région, le pays), le sens olfactif œuvre dans la conservation d’un patrimoine, d’une culture et peut caractériser un pays ou un territoire.
Notre odeur trahirait notre identité
Les odeurs participent à un processus identitaire. C’est ce qu’affirme Joël Candau dans son ouvrage: « L’anthropologie des odeurs : un état des lieux ». Ces dernières nourriraient les représentations des clivages raciaux, sociaux, professionnels ou nationaux. Elles contribuent à alimenter les discriminations entre des groupes qui se pensent ou se perçoivent olfactivement différents. Elles seraient un moyen de naturaliser l’altérité. La stigmatisation de certains groupes sociaux relève parfois de données olfactives objectives, comme dans le cas des corps de métier voués à des tâches malodorantes : fossoyeurs, égoutiers ou encore taxidermistes. Mais ce n’est pas tout, le sans domicile fixe, le malade, la personne âgée, l’étranger peuvent également subir ces formes de stigmatisation, plus ou moins sévèrement, en grande partie parce qu’ils sentent autrement.
Une classification sociale par le goût selon Pierre Bourdieu
Nous pouvons expliquer ces clivages sociaux, légitimés par les odeurs, par le prisme du goût. Les goûts sont l’expression de préférences pour des biens symboliques qui en font des marqueurs de jugement révélateurs des principes de division et de hiérarchisation du monde social. Pour Pierre Bourdieu, les goûts ne sont que l’expression du dégoût des goûts des autres : «Les goûts sont l’affirmation pratique d’une différence inévitable. Ce n’est pas par hasard que, lorsqu’ils ont à se justifier, ils s’affirment de manière toute négative, par le refus opposé à d’autres goûts : en matière de goût, plus que partout, toute détermination est négation ; et les goûts sont sans doute avant tout des dégoûts, faits d’horreur ou d’intolérance viscérale (c’est à vomir) pour les autres goûts, les goûts des autres». (P. Bourdieu, 1979). Dans son ouvrage «La Distinction, critique du jugement social», Pierre Bourdieu compare les goûts des classes dominantes, caractérisés par la mise à distance de la nécessité, aux goûts des classes dominées, caractérisés par la nécessité. Avant lui, on faisait porter à la personnalité de l’individu ou au hasard, ce qui relevait en fait des conditions sociales d’existence et de l’ordre social. Ici, l’auteur rend compte d’une continuité entre les goûts issus des milieux populaires et des goûts issus des milieux dominants.
Pour en revenir à notre sujet, nous pouvons rapprocher les apports de Pierre Bourdieu avec la classification des plaisirs sensitifs de Platon et d’Aristote, pour qui, il existe des plaisirs nobles comme ceux liés à la vue et à l’ouïe et des plaisirs ignobles comme ceux relevant du goût et du sens de l’olfaction. Selon Pierre Bourdieu, on a d’un côté les plaisirs nobles, des oreilles, chez les classes dominantes et les plaisirs de la bouche chez les classes populaires. Les goûts sont des marqueurs classés en classant d’appartenance sociale. Ces goûts spécifiques ne sont pas le fruit des révolutions techniques et scientifiques mais à des évolutions en matière de mœurs. Ce processus de «civilisation des mœurs» dont parle Norbert Elias dans son ouvrage renvoi à la manière dont les convenances en matière de besoins physiologiques (déféquer, copuler, cracher, se moucher, manger, sentir) ont changé au cours du temps sous l’effet d’une évolution des sensibilités. Dès le XVIIe siècle, les Hommes apprennent donc à s’éloigner de la nature. On préconise de privatiser nos besoins naturels et émergent de nouvelles formes de pudeurs opposant les us paysannes considérées comme discourtoises aux us nobiliaires considérées comme bienséantes. On retrouve ici aussi une hiérarchisation des classes sociales renvoyant la place des dominés à leur pratiques en matière d’hygiène.
Les odeurs comme « construit social »
Dans son ouvrage «Le miasme et la jonquille, L’odorat et l’imaginaire social au XVIIIe et au XIXe siècle», l’historien Alain Corbin va développer cette dimension clivante des odeurs. L’auteur rend compte d’une intolérance nouvelle et croissante envers des odeurs jugées désagréables et nous explique un processus d’évolution du « seuil de tolérance olfactive ». En effet, à partir de ces nouvelles normes hygiéniques et pudiques, on remarque dans la France du XVIIIe siècle l’émergence d’une certaine sensibilité olfactive :
Extrait de la correspondance de 1694 de la Duchesse d’Orléans : «L’odeur de la boue est horrible. Paris est un endroit affreux ; les rues y ont une si mauvaise odeur qu’on ne peut y tenir ; l’extrême chaleur y fait pourrir beaucoup de viande et de poisson et ceci, joint à la foule des gens qui… dans les rues, cause une odeur si détestable qu’il n’y a pas moyen de la supporter.» (N. Elias, 1939).
C’est dans un contexte sanitaire insalubre et fétide que vont naître les premières théories hygiénistes visant à nettoyer les villes des miasmes et des détritus. A cette époque on pense que l’inhalation des mauvaises odeurs putréfierait les objets et les corps, l’autre et son odeur sont alors des menaces. Se développe «l’horreur de l’odeur du sale». En réalité, cette dimension répugnante associée à certaines odeurs sont construite socialement. On apprend à apprécier ou à détester les odeurs qui nous entourent. C’est ce dont l’extrait suivant, de mon entretien avec Maria, créatrice de parfum, rend compte.
Extrait d’entretien avec Maria, créatrice de parfum (entretien fidèlement retranscrit)
Capucine : "Donc pour vous personnellement, est ce qu’il y a des odeurs que vous détestez, qui vous répugnent ?"
Maria : "Pas vraiment ! Non non pas vraiment ! On apprend quand même dans le métier, on en sent tellement qu’à un moment donné les odeurs sont toutes des matériaux pour créer un parfums et donc il n’y a plus la dimension bonne ou mauvaise : La dimension utilitaire, la dimension esthétique parce qu’il existe une soi-disant «mauvaise odeur» comme l’odeur animale, pourtant très utilisée en parfumerie. Maintenant on les reproduit pour ne pas utiliser de matière animale pour notamment la protection de certains animaux. Ces matières qui sont censées être mauvaises, nous on les utilise de façon à ce qu’elles apportent quelque chose au parfum, une certaine beauté et une certaine sensualité au parfum. Donc non ce qui me gêne plus ce serait certains parfums que je sens dans la rue qui sont souvent des parfums très très industriels et qui m’agressent en fait. Je serai plus gênée par ce genre de chose que par une «mauvaise odeur» qu’on pourrait sentir dans la rue, l’urine, la transpiration, etc." (Fin de l’extrait de l’entretien)
L’organisation de la ville pour éloigner les mauvaises odeurs
Pour pallier ces mauvaises odeurs on procède alors à une réorganisation de l’espace urbain : assèchement des cloaques, éloignement des cimetières, drainage et pavement des rues, premiers systèmes d’égouts. Se met également en place une redistribution sociale de l’espace : des politiques de « dés-entassement » de la population, reléguée hors des centres villes, pour éviter les émanations morbides. Ainsi qu’un réaménagement de l’espace domestique : privatisation des nécessités du corps par la création de lieux d’aisance et de fosses d’épuration. On assiste à cette époque à une véritable « révolution olfactive » qui passe par une épuration urbaine, en accordant une attention particulière à la supposée puanteur des plus pauvres des habitants des villes. Cette préoccupation prend un tournant moralisateur et discriminant à l’égard des plus défavorisés.
Ici, l’odorat est un moyen de légitimer, de rendre naturel l’infériorité sociale des prolétaires. Il apparaît donc comme une manière de cliver socialement un individu. A la fin du XIXe siècle, malgré tous ces aménagements, les odeurs nauséabondes de Paris persistent. On découvre que celles-ci proviennent des industries des alentours. C’est alors qu’une nouvelle sensibilité apparaît, peut-être les prémisses d’une sensibilité écologique.
A cette époque, on ne fait plus l’amalgame entre les mauvaises odeurs et le pauvre. On considère que la population toute entière est responsable de la salubrité des villes. La bourgeoisie crée de nouveaux codes et valorise à présent les parfums discrets. Les individus issus des milieux les plus favorisés imposent leurs goûts et leurs perceptions des odeurs et cette entreprise de désodorisation va rencontrer en milieu populaire une vive résistance (notamment en ce qui concerne la désodorisation du fumier, qui, pour les agriculteurs reviendrait à appauvrir).
La perception olfactive est relative à des milieux sociaux. La socialisation à l’odorat n’est pas la même partout et de tout temps. Avant le XVIIIe siècle, on était semble-t-il complètement indifférent aux odeurs. Aujourd’hui, la propreté est une vertu. Cette socialisation spécifique va transmettre à l’individu un système de dispositions durables et transposables, autrement dit, un habitus. Ces dispositions ou ces inclinaisons à penser, sentir, faire et percevoir vont s’extérioriser dans des pratiques, dans des schèmes de vision et de division du monde (système de classement et de valeur) ainsi que dans une « hexis corporelle ». Ces évolutions sont corrélatives de la montée de la bourgeoisie. Dans la philosophie de la bourgeoisie on doit gagner sa place par le mérite et le malodorant connote le malhonnête, d’où l’expression « je ne peux pas le sentir ». Il s’agit alors de chasser le malodorant comme on chasse le malhonnête et ce par toutes sortes de moyens: le parfum, le savon, etc. Ces produits cosmétiques apparaissent à cette époque comme une « protection » face à la corruption de l’air par les mauvaises odeurs, vecteurs de miasmes. Le XXe siècle marque l’entrée dans un relatif «silence olfactif». C’est l’absence totale d’odeur qui est à présent recherchée.
L’ethnologue Joël Candau, nous apporte quelques précisions au sujet de cet engouement pour la neutralité olfactive. Selon lui, il faut rompre avec ce préjugé d’une répulsion totale des odeurs dans nos sociétés occidentales puisque historiquement, les êtres humains ont toujours entretenu des rapports ambivalents avec le sens de l’odorat. En effet, les sociétés sont passées par des mises à distance de l’odorat pour répondre à des impératifs moraux : Platon associait par exemple les parfums odorants au luxe, à la frivolité, à la superficialité, à la volupté coupable, etc, ainsi que comme nous l’avons vu précédemment, au XVIIIe siècle, dans le cadre d’une hyperesthésie collective on va tenter d'éliminer les « mauvaises odeurs ». Ceci est révélateur du rang subalterne alloué à l’odorat dans la hiérarchie des sens.
Cependant, les pratiques olfactives contemporaines remettent en cause cette position d’infériorité de l’odorat dans la hiérarchie des sens. Aujourd’hui, malgré le fait que nous essayons de masquer nos odeurs corporelles naturelles, le sens de l’odorat n’est pas pour autant mit de côté. Effectivement, l’emprise olfactive reste forte et les étals odoriférants des supermarchés, la multiplication des boutiques de senteurs, les innombrables produits ménagers proposant « l’odeur du propre », etc le prouvent. Selon Joël Candau nous sommes « en réalité, bien loin d’un silence olfactif, c’est presque un vacarme qui se donne à entendre ou plutôt à sentir » (J. Candau, 2016).
Odeurs et clivages sociaux
On peut établir un lien entre classes sociales et odeurs. En effet, alors qu’au XVIIe siècle la noblesse se signalait par la parure, au XVIIIe siècle la bourgeoisie se distingue par la propreté. Quant aux membres des classes populaires, ils sont caractérisés par une odeur désagréable. On valorise la rectitude de la bourgeoisie contre le dérèglement supposé des classes populaires. Cette obsession pour le propre vient entériner l’ordre social. Ce sont les normes de la bourgeoisie, classe désormais dominante, qui ont triomphé. Grâce à sa position dominante, la bourgeoisie a imposé au reste de la société ses goûts perçus à présent comme légitimes. Cette classe sociale valorise la retenue plutôt que l’excès, la pudeur face à la dépravation, la naturalité vis -à -vis de la superficialité ou encore la discipline par rapport à l’hédonisme. Pour illustrer ces oppositions, prenons l’exemple de la pratique des bains : la bourgeoisie préconise de prendre des bains froids, ils 11 auraient des vertus dynamisantes et thérapeutiques contrairement aux bains chauds qui favoriserait la mollesse et l’érotisme.
La classe bourgeoise impose également ces codes en matière de parfum. Au XVIIIe siècle, les classes élevées de la société privilégient les senteurs florales et les parfums champêtres comme une sorte de communion avec la nature. Les parfums permettraient de révéler trois «types de femmes» : l’infirme, qui cacherait son handicap par son odeur, la dépravée qui userait de fragrances entêtantes pour séduire et la discrète qui préfère les essences légères et florales. C’est une nouvelle alliance entre la femme et la fleur qui se met en place. Autour de la femme se crée une ambiance parfumée où les odeurs de fleurs sont synonymes d’innocence et de pureté. Pour les bourgeoises, le parfum n’est pas prohibé mais il doit être uni floral. Par ailleurs, au sein de la bourgeoisie, on associe des senteurs à des traits physiques, à des humeurs ou à des personnalités : la rose conviendrait au grandes femmes au teint mate et aux lèvres rouges, le citron conviendraient aux femmes mélancoliques, l’odeur naturelle aux jeunes filles, etc. Ce goût bourgeois est inculqué aux classes laborieuses dans les écoles, dans les prisons et dans les hôpitaux. On retrouve toutes sortes de règles d'hygiène dans les manuels de savoir vivre, dans les manuels scolaires ainsi que dans les manuels d’économie domestique réservés aux femmes.
Odeurs, nations et religions Dans son ouvrage : «Odeur, l’essence d’un sens», Jacqueline Blanc-Mouchet nous explique que le rôle catalyseur des odeurs préserve les mémoires nationales et religieuses. En effet, celles-ci peuvent être assignées à un pays ou à une religion. Elle nous fait part dans son ouvrage de plusieurs exemples comme celui de la «jiffa» ou autrement dit la prétendue «odeur caractéristique des juifs», exemple illustrateur de la «science spontanée» du racisme. Elle nous parle également des «pue-le-beurre» à l’ouest. Il s’agit d’une expression traduite du Japonais Bata Kusai signifiant une odeur de fromage particulière aux occidentaux. Cette expression qualifie à la fois notre odeur corporelle et nos mœurs. Si on prête une odeur de fromage aux occidentaux c’est en raison du préjugé selon lequel les occidentaux auraient une hygiène douteuse, une sudation excessive ainsi qu’une alimentation à revoir. En effet, les orientaux considèrent que les occidentaux consomment trop de viande, trop de produits laitiers et trop de protéines. L’auteure explique cette vision ethnocentrique de jugement des odeurs et des mœurs par la dualité pur/impur sur laquelle se focalisent les Japonais (tout comme les chrétiens peuvent se focaliser sur la dualité du bien et du mal). Effectivement, pour eux, il n’y a rien de plus impur que la viande et le sang, les produits carnés ne sont donc pas perçus comme odeurs de sainteté
Extrait d’entretien avec Laurence, sommelière (entretien fidèlement retranscris)
C’est également l’idée que défend Laurence, la sommelière que j’ai pu interroger. Selon elle, l’odeur d’un vin renvoie à l’histoire d’un pays et de son terroir.
Capucine : "Selon vous, quel est l’intérêt de la sommellerie ? Est-ce que ça pourrait avoir une dimension de conservation d’un patrimoine ou de préservation de la mémoire ?"
Laurence : "Ah oui ça c’est clair. La base du métier c’est la terre des vignerons, moi j’ai beaucoup écouté les commentaires de vignerons parce que ce sont eux qui nous font comprendre le vin, la façon de voir leur produit donc c’est très important. Et puis en France on est quand même (je ne sais pas si ce sont les italiens ou les français) mais nous sommes 1er ou 2e producteur mondial. Donc on a des notions de terroir, on a toute cette histoire avec l’esclavagisme ou on emmenait les vins par la mer . L’histoire est très liée au le vin."
La dimension historique du parfum
Nous avons pu évoquer cette dimension historique de l’utilité d’un parfum et donc de la perception des odeurs au fil du temps lors de l’entretien avec Maria, créatrice de parfum.
Maria : "C’est [le parfum] un produit donc il a forcément une utilité, c’est une industrie, dans le temps il était utilisé pour honorer les dieux. Ensuite il a été utilisé pour être bu, en tant que médicament. Il a été utilisé pour séduire, pour masquer les mauvaises odeurs sous l’ancien régime. Il a toujours été utilitaire le parfum que ce soit dans sa dimension sacrée que dans sa dimension plus profane. Aujourd’hui, il a toujours cet aspect utilitaire, mais il y a plusieurs voies qui s’élèvent, certaines qui veulent faire valoir l’aspect artistique du parfum et qui aimeraient que le parfum puisse aussi à côté de cet aspect utilitaire être quelque chose. Du coup j’ose pas l'appeler produit mais un liquide, une composition, quelque chose qui n'existe que par lui-même, que par sa beauté intrinsèque comme une œuvre d’art."
Une autre preuve de connotation d'origine des parfums
Hirac Gurden, directeur de recherche en neurosciences au CNRS, revient également sur cette idée, pour lui, chaque territoire, chaque pays dispose d’une identité olfactive.
Lors de l'interview : Rencontre Sciences et citoyens à Poitiers le 2 avril 2019, il revient sur le fait que l’odeur du fromage soit considérée comme désagréable pour les asiatiques mais que réciproquement, les occidentaux considèrent les odeurs de certains fruits provenant d’Asie comme désagréables également. Cela s’explique d’après lui par des raisons culturelles, observables à l’échelle d’un continent mais également à l’échelle territoriale. Il prend l’exemple de l’odeur de l’ail à laquelle les habitants du sud de la France sont plus familiers que les habitants du Nord de la France. Les perceptions olfactives diffèrent également entre les ruraux et les citadins, étant donné que les individus résidant en campagne sont moins confrontés aux pollutions et auraient donc, la plupart du temps, une sensibilité olfactive plus accrue. Le milieu de vie dans lequel on évolue façonne notre cerveau, impact fortement notre odorat et la manière dont on pense les odeurs. L’environnement familial va également jouer un rôle décisif puisque ce sont les parents qui vont apporter la richesse sensorielle à l’enfant. Ce qui nous renvoie à l’impact de la socialisation primaire sur l’intériorisation des « normes » en matière d’odeur ainsi qu’à la manière dont l’habitus va façonner les goûts d’un individu.
La relation émotionnelle avec l’enfance
Mon échange avec Maria rend compte de ce fort pouvoir d’évocation qu’on les odeurs et de la manière dont une odeur renvoyant à l’enfance, si elle est liée à un bon souvenir, va être automatiquement appréciée par l’individu dans sa vie future.
Extrait d’entretien avec Maria, créatrice de parfums sur le sujet des émotions que font ressentir les parfums
Capucine : "Est ce qu’il y a des odeurs que vous adorez ?"
Maria : "Ah oui, il y a des odeurs que j’aime beaucoup, il y a l’odeur qui me rappelle beaucoup mon enfance, c’est l’odeur de la feuille de tomate, même les petites tomates cerises sentent cela. J’aime beaucoup aussi l’odeur du gazon qu’on vient de tondre."
Capucine : "Donc l’odeur de la fleur de tomate on peut dire que c’est votre madeleine de Proust ?"
Maria : "Oui on peut dire que c’est ma madeleine de Proust, d’ailleurs je ne peux la sentir qu’une seule fois sinon ça me fait un trop pleins émotionnel, alors je préfère ne pas la sentir."
Capucine : "ça vous rappelle des souvenirs ?"
Maria : "Oui ça me rappelle des souvenirs, ça me fait plaisir mais c’est un peu trop émotionnellement. Le gazon c’est pareil, ça fait référence à l’enfance parce que je passais beaucoup de temps dans mon jardin mais toute seule ou bien avec ma sœur. Je jouais beaucoup toute seule et il y avait souvent cette odeur qui flottait dans l’air mais vraiment la feuille de tomate c’est particulier parce qu’il y avait des champs de tomates pas loin de la maison."
A l’inverse, ce pouvoir d’évocation peut également s’avérer parfois douloureux, dans le cas où les odeurs renvoient à des souvenirs traumatisants. En effet, selon Joël Candau, la mémoire olfactive est durable et résistante et elle enregistre, en même temps que l'odeur, tout son contexte sensoriel et émotionnel.
Extrait d’entretien avec Maria, créatrice de parfums
Capucine : "ça peut aussi être lié à des traumatismes ?"
Maria : "Ah oui tout à fait, il y a beaucoup d’application maintenant, en olfactothérapie entre autre pour faire justement resurgir des souvenirs traumatiques qui auraient été complètement occultés dans l’inconscient et qui empêchent le bon avancement d’une thérapie parce que le patient ne se souvient pas de l’événement en question. Les professionnels utilisent des stimuli olfactifs, pour faire remonter le souvenir à la surface c’est pareil aussi pour les personnes qui ont été dans le coma et qui ont perdu une partie de leur mémoire. Les stimuli olfactifs permettent de retrouver des pans de mémoire. Pareil chez les personnes malades d’Alzheimer, elles peuvent, elles aussi, bénéficier d’apports de stimulations olfactives au niveau de leur mémoire."
Il n’y a rien de purement naturel chez l’homme
Cette transformation des perceptions olfactives s'explique par un long processus d’évolution des sensibilités. Ce processus est liés aux représentations et aux mœurs des groupes sociaux qui se succèdent au pouvoir et qui s’accompagnent des dispositifs matériels et institutionnels, bien plus que des révolutions techniques ou scientifiques pour que notre goût actuel pour le propre s’impose non plus comme un impératif extérieur, un contrôle mais comme une « nécessité intérieure », une forme d’autocontrôle. La question des odeurs est alors moins une question de santé que de « bien-être » personnel dans un mouvement de « civilisation des mœurs ». La perception des odeurs confirme bien l’une des prémisses de la sociologie de la culture selon laquelle il n’y a rien de purement naturel chez l’homme, qu’il s’agisse de se nourrir, de dormir, de se reproduire ou de sentir.
Les comportements les plus «naturels» sont en fait formés par les modèles culturels socialement transmis et intériorisés alors que l’on a souvent tendance à biologiser le social. L’odorat est alors un « construit social », lié à un bouleversement des représentations sociales. Les odeurs sont sociales et leurs interprétations sont déterminantes socialement. Pour comprendre l’imaginaire qui plane autour de ces dernières, il faut les réintroduire dans un contexte historique, culturel et social et interroger la hiérarchie des rapports sociaux. Le grand pouvoir évocateur des odeurs permet de cristalliser dans nos mémoires des représentations, des schèmes de vision et de division du monde social ainsi que des goûts socialement déterminés. L’approche socio-historique du «goût pour le propre» m’a permis de rendre compte de l’évolution des perceptions olfactives au fil du temps marqué notamment pour une intolérance nouvelle aux «mauvaises odeurs» à partir du XVIIIe siècle. En apportant un point de vue différent (celui d’une sommelière et celui d’une créatrice de parfum), les entretiens m’ont permis d’enrichir mes propos et de confirmer ceux des spécialistes mobilisés au travers des lectures exploratoires.
Bibliographie : • Blanc-Mouchet Jacqueline, « Odeur, l’essence d’un sens », collection Mutation, 09/1987, 213p. • Bourdieu Pierre, « La Distinction. Critique sociale du jugement », Paris : Minuit, 1979, 672p. • Candau Joël, « L’anthropologie des odeurs : un état des lieux », 2016, p.43-61. • Elias Norbert, « La civilisation des moeurs », 1939. • Ellena Jean-Claude et Perrodeau Jeremy, « Le grand livre du parfum. Pour une culture olfactive », Nez Culture, 2018.